E.Zwenger / Tous dorment-ils?

Tous dorment-ils ? d’ Emmanuel Zwenger

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Une histoire. Ou plusieurs.

C’est l’histoire d’un peintre. C’est l’histoire d’une peinture. Un homme entre dans une maison puis dans une pièce lumineuse. C’est le début de l’automne. Ou la fin de l’été. L’homme assemble le châssis sur lequel il cloue la toile.
Tu décides de parcourir les rues qu’enfant tu découvrais pendant les vacances d’été. C’est une ville étrangère. Tu es attentif à la forme des maisons que tu regardes derrière leurs grilles ou leurs murs.
C’est l’histoire d’un arbre. L’homme se rend dans son jardin et observe attentivement le poirier. Puis il revient avec son chevalet sur lequel il pose sa toile. Il prépare sa palette et se met à peindre. Il marque les fruits et les feuilles de son pinceau. Ce sont des repères. Empreintes des jours qui passent.
Tes pas t’amènent à l’écart du centre de la ville, là où il y a les voies ferrées. Tu te rappelle le son de l’avertisseur du train qui passait au loin dans la nuit et le bruit d’acier des wagons sur les rails. Tu ne savais pas que tu entendrais encore longtemps ces sons, plus tard. Tu cherches un lieu dont tu as un vague souvenir. Plutôt une sensation qu’un souvenir visuel.
C’est une chambre où la brise de l’été circule à travers les rideaux devant la lumière vive tamisée par des rideaux de couleur, vous savez. Vous reconnaissez. Voyage en demeure. C’est une coquille pleine de couleurs. La distance est proche et lointaine à la fois. Battement du temps.
Et en descendant pour rejoindre ma mère qui m’attendait, à cette heure où à C. il faisait si bon goûter le soleil tout proche dans l’obscurité conservée par les volets clos, ici du haut en bas de l’escalier de marbre dont on ne savait pas plus que dans une peinture de la Renaissance s’il était dressé dans un palais ou sur une galère, la même fraîcheur et le même sentiment de la splendeur du dehors étaient donnés grâce au velum qui se mouvait devant les fenêtres perpétuellement ouvertes, et par lesquelles dans un incessant courant d’air l’ombre tiède et le soleil verdâtre filaient comme sur une surface flottante et évoquaient le voisinage mobile, l’illumination, la miroitante instabilité du flot.
C’est l’histoire de la lumière. La lumière décline rapidement. Le soleil se cache souvent derrière les nuages. L’homme chante, boit, mange. Le vent se lève. Les jours passent. Il arrive qu’il pleuve. L’homme doit alors recouvrir le poirier avec une bâche fixée sur des arcs qui forment une voûte au-dessus du peintre et de l’arbre. La pluie s’installe. Il devient impossible de poursuivre la peinture. De fortes bourrasques précipitent l’homme et son tableau à l’abri. La toile sèchera dans la cave. Il ne reprendra pas la peinture.
Ce goût de l’étrangeté tu le trouves aussi dans les détails du goudron que les racines des peupliers déforment en de drôles de bosses et de galeries ; dans la pierre des trottoirs qui est plus claire te semble-t-il ; dans les arrière-cours où il y a des dépendances en bois sombre qui forment une cour intérieure de ferme. C’est un quartier qui avait été la campagne. Les maisons de ce quartier ont été construites au même moment. Après que les précédentes furent détruites. Quand la campagne était déjà devenue la ville.

C’est une cité dortoir où de semblables maisons individuelles baignent dans la lumière du crépuscule, vous savez. Vous reconnaissez. Une cité d’or. C’est le début de l’automne. Ou la fin de l’été. Un disque solaire immense se difracte en six énormes branches derrière les maisons. Dix-mille degrés vont disparaître dans une heure, moins peut-être, de l’autre côté de la Terre. La boule de feu paraît s’élever tel un champignon lumineux. Dix-mille degrés est la température dégagée par l’explosion nucléaire d’Hiroshima. On attend le moment où le paysage va fondre. Sentiment de catastrophe imminente. Le plastique blanc des chaises et de la table de jardin reflète les rayons solaires dont l’intensité baisse. L’homme vaque entre le portique à balançoire et le jet d’eau qui tourne. Il est torse nu. Ce pourrait être un navigateur sur le pont de son voilier, à la tâche. Plus tard un autre homme traverse le champ encore vierge de toute habitation derrière les thuyas. Thuya est un mot compliqué que le monde a appris à écrire depuis la diffusion massive de ces arbres qui cernent toutes les maisons des lotissements. Apprendrons-nous à écrire le mot bézoard, pierre qui nous guérirait de l’humeur noire. Lorsqu’on coupe un bézoard en deux, on voit les lignes de croissance concentriques que l’on peut interpréter comme une image des sphères célestes. Bientôt les maisons, les champs, les hommes se détacheront sur un fond d’étoiles dans le noir. Tout et tous ne verront pas que le monde flotte dans le vaste univers qu’annoncent les teintes bleues du ciel. Le soleil a totalement disparu et seule la crête des ombres du paysage trace une ligne nette sur le ciel rouge. Une étoile filante tombe à la verticale et sombre dans le ciel.

C’est un dessin. C’est l’histoire d’un regard. Désigner, c’est dessiner. C’est une longue mine de crayon. L’homme vit avec sa mère qui l’a aidée à préparer la nouvelle toile sur laquelle il va dessiner. Un ami peintre passe une journée en compagnie de l’homme ; il fait froid et l’homme porte un long manteau noir. Ils chantent un canon qu’ils reprennent plusieurs fois et rient. Ils parlent de leurs journées d’apprentissage de la peinture. Ils mangent des beignets dont l’ami est friand et commentent les peintures de la chapelle Sixtine. Ils s’entendent bien. Le dessin est très précis. Il pleut sans discontinuer et les pieds de l’homme baignent dans une flaque d’eau. Une autre fois, l’homme répond à une jolie femme chinoise qu’il aime dessiner les formes des fruits du poirier qu’il a planté lui-même. La saison avance et les branches ploient sous le poids des fruits que masquent maintenant les feuilles. L’homme marque de nouvelles traces blanches sur les fruits et les feuilles. Plus tard son ami soulève à l’aide d’un long roseau les feuilles qui recouvrent les fruits. Le regard de l’homme brûle la toile de ses traces charbonneuses.
Tu regardes ces maisons et tu trouves qu’elles se ressemblent. Le même jardin devant le perron, le même ciment et le même crépi quoique de couleurs différentes. Un monde miniature peuple des fois les jardins, un moulin à vent, une maison où un couple de cigognes niche sur la cheminée, un puits en pierre. Des chiens aboient derrière les grilles. Ce sont des pavillons où vivent de paisibles retraités. La ligne de chemin de fer passe de l’autre côté de la rue.
C’est le temps. Le bruit d’un avion au-dessus du jardin. Un chien aboie derrière le mur. La présence silencieuse de la lune blanche derrière les nuages qui fuient dans la nuit. Le moment où les fruits vont tomber est imminent. Les premiers fruits tombent. C’est la fin du dessin. L’homme range le chevalet. La bâche servira à recouvrir les citronniers. L’arbre est chahuté par le vent. Les fruits tombent les uns après les autres. Une voisine vient cueillir les dernières poires à l’arbre. Elles seront confites. Un ouvrier ramasse un fruit et en partage des portions avec ses deux compagnons de travail. Ils trouvent le fruit fade. Le fruit s’abîmera sur la table à côté du couteau sous la lumière de la fin de journée qui pénètre par la fenêtre juste au-dessus.
Le temps, qui connaît la réponse, a continué de couler.
Tu te retourne. De l’autre côté de la rue sont alignées de petites parcelles de terrain. Chacune contient en son angle une cabane de jardin flanquée d’un fût en tôle qui reçoit l’eau de pluie du toit. Les cabanes se ressemblent toutes mais chacune de ces parcelles est organisée singulièrement. Certaines possèdent des fleurs ; d’autres une treille. Ce sont de minuscules carrés de terrain où l’on pénètre par une porte. Tu penses que ces jardins sont des lotissements d’habitation en miniature. Ils bordent la ligne de chemin de fer.

C’est la mer éternelle avec ses gris et sa ligne horizontale dans le fond, des vagues écumant ses crêtes blanches, vous savez. Vous reconnaissez. Vue imprenable. Devant l’image nous regardons. Ce n’est plus l’analogie mais le calcul d’un langage qui nous fait voir. Passage d’un état du paysage à l’autre qui ne laisse aucune trace. Nous prenons nos repères mais l’écume blanche s’évanouit. Temps synthétique où le sujet est vidé. Pur moment de passage sans épaisseur sur l’écran plat. Le pittoresque sans la peinture. Le temps sans l’empreinte.

C’est le monde. C’est l’autre lumière. Au loin la ville immense et pleine s’étale sous le ciel rouge et jaune. Des écrans bleus diffusent une lueur intermittente dans les nombreuses pièces des immeubles bas. C’est une rumeur visuelle permanente faite de scintillements, d’ombres, de traits multicolores. Elle s’épuisera. La grande tour lumineuse qui domine la ville s’éteint. Les postes de télévision aussi.
Tu poursuis ton chemin quelques mètres et atteins des rangées de garages qui se font face le long de la même voie ferrée. C’est une longue perspective vide où un sentiment d’étrangeté te saisit. C’est un appel qui te retient de continuer ; un enfant que tu n’avais pas remarqué sort d’un taillis et qui te demande de l’aider à fixer des planches sur sa cabane dans l’arbre. Tu acceptes volontiers et tu le suis. Tu grimpes à l’arbre. L’espace est petit et tu es accroupi. Des bouts de cordes et de ficelles tiennent l’ensemble. Il faut chercher des branches et des planches derrière les garages. C’est un dépotoir où gît du bois pourri, des bouteilles en plastique jaune ou blanc, des chenaux en plastique gris, des pans de mur en brique et en plâtre. Tu dégages quelques planches que tu fixes aux parois de la cabane avec de vieux clous et à l’aide d’une pierre. L’enfant jubile et ne cesse de te parler, de sa cabane, de son quartier, de son chat, de son père. Sa mère l’appelle à la fenêtre de l’immeuble en face de la cabane. Le moment de partir arrive. L’enfant ne veut pas que tu partes et dit qu’il s’ennuie. Il retourne dans sa cabane et tu lui adresse un dernier signe.

Reconstitués par un montage microscopique d’images arrêtées, les mouvements du temps et de la mémoire sont matérialisés par des plans fixes qui laissent s’écouler le monde : un fleuve, la lumière, la mer. D’autres voyageurs en leur temps avaient noté que le monde nous emplissait, puis se retirait, laissant en nous un immense vide. Offrant des écrans de projection à nos psychés, ses installations éveillent la mémoire en lui donnant l’occasion de se développer au sein de vastes plages de temps et d’espace ; ses films sont des dispositifs de remémoration, des machines à re-monter le temps où nous exerçons notre art de la navigation en mémoire par sauts. Dessins invisibles, dépôts de temps, nous traçons sur ses films les formes de notre mémoire. Les sens, tous dorment-ils ? La mémoire, comme le son, la vue et l’odeur, touche à distance. Chez Doriss Ung, elle aime chasser l’éphémère dans la couleur, les sons et la lumière.