CHROMATIQUE DES IMPRESSIONS

par Muriel Berthou Crestey – Critique d’art
Docteur en esthétique. Affiliée à l’équipe de recherches « Génétique des arts visuels » de l’ITEM (ENS-CNRS).
http://culturevisuelle.org/regard/

Le culte du mouvant.
Invitée à investir de petits territoires du Jardin des plantes de Caen dans le cadre du festival Normandie Impressionniste, Doriss Ung a produit des installations en immersion avec ce lieu intimiste. On y pénètre par un grand portail ; puis on se faufile dans les fines allées séparant les plantes thérapeutiques qui rappelent l’origine du jardin. La marche se poursuit par une légère côte à mesure que l’on s’approche de l’intervention artistique. Pour le projet Yonder Blue, Doriss Ung a colonisé deux espaces : l’un extérieur, l’autre intérieur. L’œuvre bicéphale est un vivier de sensations où les époques se rencontrent : au moment de la plantation, l’artiste anticipe le développement des végétaux tout en prenant en compte l’envergure des arbres parfois couchés par le temps. Elle préserve les équilibres. Les œuvres lui insufflent des schémas de compositions botaniques inédits. Le jardin peint par Monet est une source dans laquelle elle a puisé des mariages colorés. Giverny est déjà transfiguré par l’œil de l’artiste forcé d’imaginer la beauté des couleurs de la nature dont la cataracte le prive dans les années 1920. Depuis l’infinité du ciel reflété en surface jusqu’aux profondeurs évoquées par transparence, surgissent une multiplicité de couches picturales. Elles génèrent de vertigineuses oppositions de perspectives. Jamais ces harmonies n’ont existé en dehors de la surface de la toile. Doriss Ung a voulu qu’elles s’échappent un instant du cadre pictural. Son regard est filtré par celui du peintre impressionniste. Nouvelle muse, l’image se substitue au réel. Pensé comme une installation artistique, son jardin fourmille d’incitations à la déambulation et aux rêveries.
Là-bas, un autre espace immerge le spectateur dans des nuées de bleu céladon, s’échappant en volutes. Cette deuxième installation fait jaillir des impressions d’eaux vives, contrastant avec le calme des eaux dormantes d’abords aperçues au milieu de la végétation. L’évolution vers un dédoublement des formes est accompagnée d’un paysage sonore répétitif, énigmatique et lancinant. Une artiste lyrique a enregistré des mélopées selon les consignes de Doriss Ung afin d’exprimer la poésie des émotions et sentiments. A l’instar de la machine mémorielle du film Je t’aime je t’aime d’Alain Resnais, la pièce proposée est une ode à la mémoire des formes qui habitent l’Inconscient collectif : Doriss Ung y célèbre les noces de la mer et du ciel, proposant un parcours initiatique dont le spectateur sortira transformé. L’expérience, dans la vie, est réussie, contrairement à la fiction. Des songes bleus accompagnent le spectateur qui suit le fil de ce parcours sensible.

Jardin céleste.
Sous l’impulsion de Doriss Ung, les membres de l’équipe se sont transformés en jardiniers d’espaces bleus, répartissant les végétaux par touches. En flânant dans le parc, le visiteur perçoit, tel un mirage, une nuée de bleus chauds tapissant la périphérie de l’installation. En s’approchant pour voir ce tableau mouvant, il découvre alors le bassin devenu miroir ; les masses reflétées s’y répartissent par ricochets dans l’eau. Les branches des arbres y apparaissent dédoublées. Cet espace composé en fonction du projet initial d’une conquête du bleu a demandé un an d’élaboration. A l’époque, la végétation était très développée. Doriss Ung a d’abord travaillé par soustraction, élaguant les branches pour exacerber la faculté des arbres à devenir sculptures. Elle a « redessiné », dit-elle, les buissons, les bambous ainsi qu’un if majestueux dont il fallait redécouvrir la silhouette. Puis, légèrement, des notes de cobalt et du bleu de crésyl ont fleuri délicatement à mesure que les plantes se développaient. Iris, agapanthes, fougères et nénuphars se sont installées çà et là, au centre et en périphérie du bassin faisant le lien entre deux jardins, l’un d’ombre et l’autre de lumière. A mesure que le spectateur circule autour de la composition végétale, les perspectives se transforment ; tout paraît susceptible d’évoluer ; la mise en scène semble chaque fois différente, selon qu’un bouquet d’iris s’impose au premier plan ou qu’un tapis feuillu traverse l’espace de part en part. Cette cellule végétale s’appréhende du dehors. Des barrières de protection empêchent l’accès direct aux deux espaces complémentaires ; un bief réunit les deux plans d’eau. Les courants et les sons produits par de petites cascades ajoutent un sens supplémentaire à la scène parcourue de mousses aux densités plus ou moins délicates ou drues. Les eaux stables et tranquilles évoquent un monde en suspension, arrêté. La Dame du lac ou quelque créature y seraient-elles cachées ? Devenu théâtre d’intervention artistique, le lieu cristallise non seulement les fantasmagories mais il devient plus encore l’équivalent de la page blanche à investir. Plus qu’un motif, il s’apparente alors à un dispositif. L’espace des lavandes planté aux abords d’une courbe distillera des senteurs nouvelles, selon le jour ou la période de l’année où l’on se réfugiera dans l’alcôve. Le lieu est intimiste. Les plantes s’acclimatent selon leur emplacement. Leur disposition a fait l’objet d’expérimentations plus que de calculs.
Doriss Ung n’aura ici, en guise de cartel discret, qu’un petit panonceau sur lequel on écrit habituellement le nom des plantes. Dans ce « désordre organisé », certaines semblent avoir été semées par le vent. Sous le souffle des éléments, des soubresauts indicibles font vibrer ça et là toute la composition. Le passage des carpes provoque des mouvements sous les nénuphars faisant référence au jardin de Monet. Leur floraison est encore latente. L’ombre blanche d’une colombe vient se poser dans la perspective. L’idéal de la peinture impressionniste paraît transmué en réalité. Sur une rive, des bancs sont installés en regard. Le visiteur s’y arrête un moment, se livrant à la contemplation. Pour préparer l’expérience suivante, Doriss Ung veut apaiser l’esprit afin qu’il soit réceptif aux frémissements et vacillements des perceptions. Aller d’un lieu à l’autre nécessite d’arpenter à nouveau le jardin, de passer sous la voute étonnante d’un vieil arbre qui nous protège sous ses frondaisons et de descendre une pente douce pour rejoindre la serre en contrebas.
« Bleu comme une orange »
A l’intérieur de l’Orangerie, Doriss Ung a créé le second générateur de sensations. On y pénètre par un petit couloir. Les aménagements de l’artiste s’inscrivent en cohésion avec les dimensions monumentales du lieu. De grands et longs rideaux semblant tissés dans des pigments de Smalt filtrent la lumière extérieure et permutent les longueurs d’onde. La lumière pénètre l’œil par la prunelle. L’ensemble est transparent, léger mais insaisissable. Le sol est blanc, malléable aux empreintes. Un écran, gigantesque, a été légèrement incliné. Les images qui défilent semblent s’abandonner aux chants des sirènes et des anges. Les accords du guitariste accompagnent les contorsions des volutes. Mais il est vain de vouloir accrocher son regard aux détails de cet espace onirique répartissant les masses comme sur un balancier. Tout coule ; tout change et se transforme ; ici, tout tombe ou s’élève. Les tressaillements correspondent aux hésitations des formes qui, telles des cellules, semblent se dédoubler ou se rassembler alternativement. De Caen à Etretat, sur la côte normande, Doriss Ung a observé les phénomènes qui génèrent les mouvements du ressac de la mer. Elle a scruté les caprices des ciels qui structurent les paysages impressionnistes. Elle les a fait se rencontrer. Entre ciel et mer, les perspectives se sont inversées. Sa caméra paraît courir après les vagues. Ne voit-on que du bleu dans cet environnement instable, cotonneux et fantasmagorique ? Le regard est happé dans cette traversée, réclamant une vision flottante pour apprécier tous les enchevêtrements sémantiques de ces motifs visuels et vocaux funambules. Les harmonies complémentaires sont impressionnantes à défaut de se confondre totalement avec l’impressionnisme. Une adaptation nouvelle s’impose à nos perceptions. A quel endroit se situe la lisière entre le regard d’autrui et ce qu’il révèle de nous-même, l’abstraction et la dissolution du réel, l’artifice et la nature, la mémoire et la prospection ?
« Je vois le ciel bleu t’épouser »
Le visiteur change de couleur, à la manière du chien de Berkeley qui, à force de regarder le ciel, deviendrait tout bleu à l’intérieur de son corps. Tout nous apparaît différent sous cette lumière inhabituelle. Certains physiologistes rappellent que la lumière bleue contient en elle-même un paradoxe : théoriquement, elle devrait favoriser l’acuité visuelle mais les expériences démontrent qu’elle trouble au contraire les représentations. Le film éponyme allemand réalisé par Leni Riefenstahl en 1932 rappelle son potentiel énigmatique et mystérieux, faisant de la lumière bleue un vecteur de sorcellerie associé à la pleine lune. Elle appelle aussi à une dimension plus prosaïque ; désormais, elle s’infiltre partout grâce aux écrans de téléviseurs, téléphones, tablettes, ordinateurs… Sur le plan biologique, elle provoque la sécrétion des hormones de l’éveil, agissant sur les rythmes circadiens en déployant une Haute Energie Visible. L’ambiguïté des formes qui se déploient dans Yonder Blue provient peut-être de ce double versant renvoyant à la fois à la nature et aux constructions artificielles du monde dans lequel nous évoluons. Si les visions se hiérarchisent différemment selon nos désirs et le jardin secret de chacun, Doriss Ung parvient à s’emparer des forces d’attraction universelles sur lesquelles s’appuient nos percepts. Elle les métamorphose : la géométrie disparaît. Les rapports entre le fond et la forme, le motif et son coloriage, s’inversent. Les teintes ne sont plus seulement contenues dans une surface délimitée. Car ce sont les couleurs elles-mêmes qui définissent leurs contours évasifs. Un vacillement bouleverse nos modes de représentations habituels. Les perspectives se renversent. Et quelque chose d’enfoui se révèle, en pénétrant dans l’univers de Doriss Ung. Au-dedans, on se sent transporté comme si « Yonder Blue » était un passage initiatique vers une autre compréhension des phénomènes qui étreignent nos perceptions. Dehors, le monde semble avoir changé de couleur et toutes les teintes paraissent plus chaudes.

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Dans l’infini des sensations.
Les deux installations de Yonder Blue ont pour point commun de générer une perte des repères spatiaux et temporels, transmuant les tableaux de Monet en sources d’inspirations tridimensionnelles et plurielles. Ici, les gouttelettes d’eau en suspension rejoignent la mer. Là-bas, les frondaisons se reflètent dans les profondeurs d’un bassin. Carnets de voyages oniriques, ces pièces s’implantent dans des environnements réels, soit en s’enracinant à la terre, à ce qu’elle comporte d’évident ou d’enfoui, soit en s’évadant au contraire dans l’infini des mers et les strates des vagues qui en découvrent incessamment de nouvelles. Elles nous acheminent potentiellement vers d’autres espaces peuplés de réflexions bleues. Les formes et les sons se ressassent ; les floraisons étalées sur un plan d’eau ou un jardin renaissent et reviennent d’une année à l’autre mais ce n’est ni tout à fait au même endroit ni tout à fait à la même époque qu’elles fleurissent. Tous les mouvements amorcés sont différents. L’artiste démontre la singularité de chaque nuance, y compris lorsqu’elles sont puisées dans des gammes très proches.
Puiser dans sa culture pour créer un objet d’art avec la nature : c’est à cette mission que s’attelle Doriss Ung hybridant les registres d’expression. Elle propose ici un crescendo de sensations avant de retrouver le calme et l’apaisement d’un consensus absolument bleu. Ainsi puise-t-elle à la source du sentiment lacustre qui est « […] le fait simple et direct de la sensation de l’éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique) » selon la définition qu’en donne Romain Rolland dans une lettre à Sigmund Freud datée du 5 décembre 1927. Elle confère un supplément d’âme à des environnements qui ouvrent des failles temporelles ; le temps de la contemplation peut s’y adonner amplement. Si « voir, c’est saisir spontanément les rapports des choses » comme l’écrit Odilon Redon le 7 mai 1875, alors regarder pourrait être un acte consistant à discerner le visible sous une autre lumière, à travers une autre sensibilité.
Yves Klein dépose la composition de l’International Klein Blue dans une enveloppe en 1960. Le « bleu Ung » existerait-il ? Si tel est le cas, alors il réside dans la pluralité des accords qu’il produit et sa faculté de changer de nuances, tel un caméléon se métamorphosant selon les lieux qu’il investit non plus pour adopter leur couleur mais pour les transformer. C’est par touches successives que les tonalités du « bleu Ung » se dévoilent, comme une succession d’expériences proposées au regard. Embarquant ses équipes de techniciens ou de jardiniers dans l’alliance bleue, l’artiste est parvenue à explorer la richesse d’un vocabulaire formel iridescent et volubile. Les mouvements centrifuges et centripètes ne s’excluent plus dès lors que les formes semblent nager dans l’espace, comme en apesanteur. L’émotion se concentre dans l’œil. La couleur atteint les sphères infinies de l’imaginaire. Dans le Crépuscule du matin, Charles Baudelaire écrit : « L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient ».