DANS LA MAISON VIDE

par Muriel Berthou Crestey – Critique d’art
Docteur en esthétique. Affiliée à l’équipe de recherches « Génétique des arts visuels » de l’ITEM (ENS-CNRS).
http://culturevisuelle.org/regard/

Doriss Ung a matérialisé les champs magnétiques qui traversent un lieu de part en part en concevant une rivière métallique dans le confinement d’un four à pain désaffecté. Des tourbillons d’inox rebrodent les dentelles entremêlées du lierre qui prolifère sur la façade, insufflant une onde d’émotion introspective au visiteur de ce lieu aux fenêtres condamnées. Si des échos formels apparaissent entre l’intérieur et l’extérieur de la bâtisse, les atmosphères qui en émanent sont diamétralement opposées. L’artiste métamorphose l’ancienne boulangerie en sas de contemplation, nous faisant rentrer dans une autre dimension.

D’abord charmé par la cascade verdoyante qui enserre progressivement le bâtiment dans sa partie extérieure, le marcheur a fait un détour, s’écartant du chemin de halage. Il a traversé l’ancienne écluse, a franchi l’écran végétal du noyer qui s’interpose face à la construction, puis a ouvert « la porte des perceptions », intrigué par « la beauté des friches dans l’abandon »*. D’abord, c’est une odeur métallique, étouffante, qui prend violemment à la gorge ; puis, le son de la rivière qui s’écoule dans un grondement, donne une dimension inquiétante, après avoir pénétré dans cet espace aux ouvertures obstruées par des parpaings, obscurcissant la pièce. Seul un rayon de lumière inonde le grouillement de lianes serpentant au sol et contaminant par endroits les murs de pierre. L’atmosphère lourde, pesante de l’intérieur contraste avec le paysage idyllique environnant, baigné de clarté. Il révèle le sentiment éprouvé par l’artiste en découvrant cet espace froid, laissé à l’abandon, probablement chargé d’histoires et de lourds secrets. Se familiarisant progressivement avec le local et son inscription dans l’espace, Doriss Ung a tenté d’adopter un geste très « délicat et minutieux » pour ne pas altérer les lianes coupantes et cassantes, d’abord triées puis enroulées, intégrées au végétal, au minéral.
Evoquant un rituel performatif, la jeune artiste aux origines cambodgiennes a fait preuve de ténacité et d’endurance face à la difficulté d’exécution : le tressage de ces matériaux acérés est complexe. Dans cette extériorisation du sentiment, une douleur physique s’est ajoutée à l’odeur forte qui s’infiltrait en elle, au fil des jours. Elle a fait de la catharsis une expérience à partager avec le spectateur qui pourra, lui aussi, déposer dans ces linéaments ses propres traumatismes, les enfouir dans cet espace, et fermer la porte à nouveau pour repartir dans la campagne fraîche et joyeuse qui s’ouvre à lui, comme dans un rituel indien où les problèmes doivent être enfermés métaphoriquement dans un sac, pour ne plus tourmenter l’esprit. Les forces métamorphiques de la nature doivent prendre le relais. Parfois, « l’oeil préfère se promener sur la surface des choses ternies par les sédiments du temps»**.

En travaillant sur « le passage, la transformation, la transmission des éléments », elle crée une installation statique mais rien n’est figé. Le mouvement des spirales, les transformations des plantes, innervent cette oeuvre transitoire, ambiguë, belle et solide en surface, encombrée d’accroches et de reliefs corrosifs. La végétation dont la croissance est perturbée par le manque de lumière, se mèle aux traces de l’intrusion humaine. Inspirée par l’esprit des lieux, ce qu’ils évoquent, Doriss Ung traduit des maux en images, donnant forme à des sensations. L’identité des matériaux est questionnée dans cette chambre mentale progressivement envahie d’éclats et de fulgurances, déroulant les fils et l’histoire d’un ailleurs.


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* Propos de Doriss Ung recueillis lors d’un entretien, le 6 juillet 2012.
** Michel Ribon, L’Art et l’Or du temps, Paris, Kimé, 1997, p. 33.